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Mythe et tragédie en Grèce ancienne

TitreMythe et tragédie en Grèce ancienne
Publication TypeJournal Article
Année1986
AuthorsVernant, J-P, Vidal-Naquet, P
Mots-clésdébat, démocratie, intelligence collective, intelligence participative, mythe, Tragédie, Valeur, valeurs collectives
Full Text

Le genre tragique a fait son apparition à la fin du sixième siècle avant J.-C. en Grèce antique à Athènes, lorsque le langage du mythe cesse d'être en prise sur le réel politique de la cité. (…) L'univers tragique se situe entre deux mondes, et c'est cette double référence au mythe, conçue désormais comme appartenant un temps révolu est encore présent dans les consciences. (…) La solution du drame leur échappe : elle n'est jamais donnée par le héros solitaire, elle traduit toujours le triomphe des valeurs collectives imposées par la nouvelle cité démocratique. (Vernant, J.-P. and P. Vidal-Naquet 1986, p. 7)

Le sens véritable se situe au-delà de lui et lui échappe, de telle sorte que c’est moins l’agent qui explique l’acte mais plutôt l’acte qui, révélant après coup sa signification authentique, revient sur l’agent (…) que les actes prennent leur vraie signification et que les agents découvrent à travers ce qu’ils ont réellement accompli sans le savoir, leur vrai visage. (Vernant, J.-P. and P. Vidal-Naquet 1986, p. 38)

L’homme n’est pas un être qu’on puisse décrire ou définir; il est un problème, une énigme dont on n’a jamais fini de déchiffrer les doubles sens. La signification de l’œuvre ne révèle ni de la psychologie ni de la morale; elle est d’ordre spécifiquement tragique. (Vernant, J.-P. and P. Vidal-Naquet 1986, p. 110)

 

Notes en tension dialectique

  • Œdipe : Œdipe de la tragédie Ve siècle AV JC / ≠ / Œdipe de la psychanalise XXe siècle
  • Enjeu : Responsabilité / ≠ / Culpabilité
  • Jeu : Place > Poste - Filiation / ≠ / Face > identité - Affiliation

 

Citations

  • Le genre tragique a fait son apparition à la fin du sixième siècle avant J.-C. en Grèce antique à Athènes, lorsque le langage du mythe cesse d'être en prise sur le réel politique de la cité. (…) L'univers tragique se situe entre deux mondes, et c'est cette double référence au mythe, conçue désormais comme appartenant un temps révolu est encore présent dans les consciences. (…) La solution du drame leur échappe : elle n'est jamais donnée par le héros solitaire, elle traduit toujours le triomphe des valeurs collectives imposées par la nouvelle cité démocratique. (Vernant, J.-P. and P. Vidal-Naquet 1986, p. 7)
     
  • Œdipe roi peut-il être éclairé par la psychanalyse ? Comment s'élabore dans la tragédie le sens de la responsabilité, l'engagement de l'agent dans ses actes, ce que nous appelons aujourd'hui la fonction psychologique de la volonté ? Posez ces problèmes, s'est demandé qu'entre l'intention de l'œuvre et les habitudes mentales de l'interprète s'instituent un dialogue lucide et proprement historique, qui est à déceler les présupposés, généralement inconscient, du lecteur moderne, qui le contraignent à se soumettre lui-même en question dans la prétendue innocence de sa lecture. (Vernant, J.-P. and P. Vidal-Naquet 1986, p. 9)
     
  • Dans la communication qui s'établissait entre le poète et son publique, l'ostracisme (rejet, exclusion) ou l’éphébie (collège des défenseur de la cité) constituaient un cadre de référence comme, arrière-plan qui rendait intelligible les structures mêmes de la pièce.(Vernant, J.-P. and P. Vidal-Naquet 1986, p. 10)
     
  • Œdipe ni une victime expiatoire, ni un ostracisme ; il est le personnage d'une tragédie placée par le poète au carrefour d'une décision, affronter un choix, toujours présent, toujours recommencer. Comment ce choix du héros est-il articulé au long de la pièce, selon quelles modalités des discours répondit-il au discours, comment le personnage tragique s'intègre-t-il dans l'action tragique ? Pour le dire autrement, comment le temps de chaque personnage s’insère-t-il dans la marche de la mécanique montée par les dieux ? (Vernant, J.-P. and P. Vidal-Naquet 1986, p. 10)
     
  • La tragédie marque une étape dans la formation de l'homme intérieur, du sujet responsable. Genre tragique, représentation tragique, homme tragique : sous ces 3 aspects, le phénomène apparaît avec le caractère irréductible. (Vernant, J.-P. and P. Vidal-Naquet 1986, p. 13)
     
  • La matière véritable de la tragédie, c'est la pensée sociale propre à la cité, spécialement la pensée juridique en plein travail d'élaboration. (Vernant, J.-P. and P. Vidal-Naquet 1986, p. 15)
     
  • La tragédie est toute autre chose qu'un débat juridique. Elle prend pour objet l'homme vivant lui-même contraint de faire un choix décisif, ce débat d'orienter son action dans un univers de valeurs ambiguës, où rien jamais n’est stable ni univoque. Telle est, dans la matière tragique, le premier aspect du conflit. (Vernant, J.-P. and P. Vidal-Naquet 1986, p. 16)
     
  • La tragédie prend ses distances par rapport au mythe de héros. (…) Elle les met en question elle confronte les valeurs héroïques, les représentations religieuses anciennes, avec le mode de pensée nouveau qui marque l'avènement du droit dans le cadre de la cité. (Vernant, J.-P. and P. Vidal-Naquet 1986, p.16)
     
  • Le moment tragique est donc celui où une distance s'est creusée au cœur de l'expérience sociale, assez grande pour qu'entre la pensée juridique et politique d'une part, et tradition mythiques et héroïques de l'autre, les oppositions se dessinent clairement assez courtes cependant pour que les conflits de valeurs soient encore douloureusement ressentis et que la confrontation ne cesse pas de s'effectuer. La situation est la même en ce qui concerne les problèmes de la responsabilité humaine tels qu'ils se posent à travers les progrès tâtonnant du droit. Il y a une conscience tragique de la responsabilité quand les plans humains et divins sont assez distantes pour s'opposer sans cesser pourtant d'apparaître inséparables. Le sens tragique de la responsabilité surgit lorsque l'action humaine fait l'objet d'une réflexion, d'un débat, mais qu'elle n'a pas acquis un statut assez autonome pour se suffire pleinement à elle-même. Le domaine propre de la tragédie se situe à cette zone frontière où les actes humains viennent s'articuler avec les puissances divines, où il révèle leur sens véritable, ignoré de ceux-là mêmes qui en ont pris l'initiative et en portent la responsabilité, en s'insérant dans un ordre qui dépasse l'homme et lui échappe. (Vernant, J.-P. and P. Vidal-Naquet 1986, p. 16)
     
  • “les éléments d’une confrontation générale des valeurs, d’une mise en question de toutes les normes, en vue d’une enquête […] qui porte sur l’homme lui-même.” (Vernant J-P. et Vidal-Naquet P. 1986 p 24)
     
  • “chaque action apparaît dans la ligne et la logique d’un caractère, d’un ěthos, dans le moment même où se révèle la manifestation d’une puissance de l’au-delà, d’un daimōn. ěthos-daimōn, c’est dans cette distance que l’homme tragique se constitue.” (Vernant J-P. et Vidal-Naquet P. 1986 p 30)
     
  • “jouer sur les deux tableaux, à glisser d’un sens à l’autre, en prenant certes conscience de leur opposition mais sans renoncer jamais à aucun d’entre eux”. (Vernant J-P. et Vidal-Naquet P. 1986 p 30)
     
  • “De même, elle ne construit pas de solution qui ferait disparaître les conflits “soit par conciliation, soit par dépassement des contraires. Et cette tension qui n’est jamais tout à fait acceptée ni entièrement supprimée fait de la tragédie une interrogation qui ne comporte pas de réponse.” (Vernant J-P. et Vidal-Naquet P. 1986 p 30)
     
  • “Dans la tragédie l’homme et ses actions se présentent non pas comme des réalités à définir mais “comme des énigmes dont le double sens ne peut jamais être fixé ni épuisé.” (Vernant J-P. et Vidal-Naquet P. 1986 p 31)
  • " … le sens véritable se situe au-delà de lui et lui échappe, de telle sorte que c’est moins l’agent qui explique l’acte mais plutôt l’acte qui, révélant après coup sa signification authentique, revient sur l’agent (…) que les actes prennent leur vraie signification et que les agents découvrent à travers ce qu’ils ont réellement accompli sans le savoir, leur vrai visage. » (Vernant, J.-P. and P. Vidal-Naquet 1986, p. 38)
     
  • “Il ne s’agit pas de deux catégories exclusives […] mais de deux aspects, contraires et indissociables, que revêtent, en fonction de la perspective où l’on se place, les mêmes actions.”  (Vernant J-P. et Vidal-Naquet P. 1986 p 68)
     
  • Assumer les conséquences et la responsabilité de ses décisions, de ses actes, n’ont-ils pas pour l’enfant, comme pour le tragédien, une origine qui ne dépend pas seulement de lui-même, où…
    • “… la portée véritable ne lui demeurent-elles pas jusqu’au bout inconnu, puisqu’elles dépendent moins de ses intentions ou de ses projets que de l’ordre général du monde auquel les dieux président et qui peut seul conférer aux entreprises humaines leur signification authentique. Ce n’est qu’au terme du drame que tout s’éclaircit pour l’agent. Il comprend en subissant ce qu’il croyait avoir lui-même décidé, le sens réel de ce qui s’est trouvé accompli sans qu’il le veuille ni le sache. L’agent n’est pas, dans sa dimension humaine, causes et raisons suffisantes de ses actes ; c’est au contraire son action qui, revenant sur lui selon que les dieux en ont souverainement disposé, le découvre à ses propres yeux, lui révèle la vraie nature de ce qu’il est, de ce qu’il fait.” (Vernant J-P. et Vidal-Naquet 1986 p. 71)
       
  • La psychanalyse comme tragédie humaine dévoile :
    • “qu’il faut également que ces deux plans ne cessent pas d’apparaître inséparables. La tragédie, en présentant l’homme engagé dans l’action, porte témoignage des progrès qui s’opèrent dans l’élaboration psychologie de l’agent, mais aussi de ce que cette catégorie comporte encore, […] de limites, d’indécis et de flou. L’agent n’est plus inclus, immergé dans l’action, mais il n’en est pas encore vraiment […] le centre et la cause productrice. Parce que son action s’inscrit dans un ordre temporel sur lequel il n’a pas de prise et qu’il subit tout passivement, ces actes lui échappent, le dépassent.” (Vernant J-P. et Vidal-Naquet 1986 p. 72).
       
  • …jouant à un double niveau, décision et responsabilité revêtent, dans la tragédie, un caractère ambigu, énigmatique ; elles se présentent comme des questions qui demeurent sans cesse ouvertes faute de comporter une réponse fixe et univoque.” (Vernant J-P. et Vidal-Naquet P. 1986 p 72)
  • “…l’activité… apparaît d’autant plus parfaite qu’elle n’est pas engagée dans le temps, moins tendue vers un objectif qu’elle projette et prépare à l’avance ; l’idéal de l’action est d’abolir toute distance temporelle entre l’agent et son acte, de les faire entièrement coïncider dans un pur présent. Agir, pour les Grecs de l’âge classique, c’est moins organiser et dominer le temps que s’en exclure, le dépasser.” (Vernant, J.-P. and P. Vidal-Naquet 1986, p. 73)
     
  • “La tragédie situe l’individu au carrefour d’un choix, entre celui de l’action face à une décision qui l’engage entièrement. Le choix s’opère dans un monde de forces obscures et ambiguës, un monde divisé ou une justice lutte contre une autre justice, un Dieu contre Dieu, ou le droit n’est jamais fixé, mais au cours même de l’action se déplace, tourne et se transforme en son contraire. L’homme croit opter pour le bien ; il s’y attache de toute son âme ; et c’est le mal qu’il a choisi, se révélant, par la souillure de la faute commise, un criminel. […] Pour qu’il y ait une conscience tragique il faut en effet que les plans humains et divins soient assez distincts pour s’opposer. Le sens tragique de la responsabilité surgit lorsque l’action humaine fait déjà l’objet d’une réflexion, d’un débat intérieur, mais qu’elle n’a pas encore acquis un statut assez autonome pour se suffire pleinement elle-même.” (Vernant & Vidal-Naquet, 1986 p.82).
     
  • Tout comme le tragédien de la cité du Ve siècle de la Grèce antique, nous nous retrouvons devant la notion de responsabilité : Est-ce un crime volontaire ou est-ce crime excusable ? C’est tout le questionnement, l’interrogation concernant les rapports de l’homme à ses actes :
    • “dans quelle mesure l’homme est-il réellement la source de ces actions ? Lors même qu’il semble en prendre l’initiative et en porter la responsabilité, n’ont-elles pas ailleurs qu’en lui leur véritable origine ? Leur signification ne demeure-t-elle pas en grande partie opaque à celui-là même qu’il est comme, de telle sorte que c’est moins l’agent qui explique l’acte, mais plutôt l’acte qui, révélant après-coup son sens authentique, revient sur l’agent, et clair sa nature, découle ce qu’il est, et ce qu’il a réellement accompli sans le savoir.” (Vernant & Vidal-Naquet, 1986 p.82).
       
  • “les rapports de l’un et du multiple, de l’indéterminé et du défini, le conflit et l’union des opposés, leur mélange et équilibre éventuel, le contraste entre la permanence de l’ordre divin et la fugacité de la vie terrestre.” (Vernant & Vidal-Naquet, 1986 p.85)
  •  Dans la tragédie, l’oracle est toujours énigmatique, jamais mensonger. Il ne trompe pas, il donne à l'homme l'occasion d’errer. (Vernant, J.-P. and P. Vidal-Naquet 1986, p. 92)
     
  • Le message tragique lui devient intelligible dans la mesure où, arraché à ses certitudes et à ses limitations anciennes, le spectateur réalise l'ambiguïté des mots, des valeurs, de la condition humaine. Reconnaissant l'univers comme conflictuel, s'ouvrant à une vision problématique du monde, il se fait lui-même, à travers le spectacle, conscience tragique. (Vernant, J.-P. and P. Vidal-Naquet 1986, p. 103)
     
  • “L’homme n’est pas un être qu’on puisse décrire ou définir; il est un problème, une énigme dont on n’a jamais fini de déchiffrer les doubles sens. La signification de l’œuvre ne révèle ni de la psychologie ni de la morale; elle est d’ordre spécifiquement tragique” (Vernant, J.-P. and P. Vidal-Naquet 1986, p. 110)
     
  • “Œdipe est désormais “apolis”. Il incarne la figure de l’exclu. Dans sa solitude il apparaît à la fois en deçà de l’humain et au-delà de l’humain. C’est un renversement ou s’inversent les valeurs en passant de l’actif au passif.” (Vernant & Vidal-Naquet, 1986 p. 113).
     
  • Les crimes d’inceste et de parricide “constitue en effet une attente aux règles fondamentales d’un jeu de dames où chaque pièce se situe par rapport aux autres, à une place définie sur l’échiquier de la cité. […] Œdipe a brouillé les cartes, mêler les positions et les pions : il se trouve désormais hors jeu. Par son parricide suivi d’inceste, il s’installe à la place occupée par son père ; il confond en Jocaste la mère et l’épouse ; et à ses propres enfants (dont il est en même temps le père et le frère), mêlant ensemble les trois générations de la lignée.” (Vernant & Vidal-Naquet, 1986 p. 127)

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