B - Maître Eckhart, le philosophe

Certains corpus universitaires refusent de nommer l’enseignement de Maître Eckhart qui pourtant a étayé la pensée de beaucoup de philosophes par sa démarche tant logique (Problématique - Dialectique - Herméneutique) que mystique de mystère. Maître Eckhart a été aussi un précurseur du soin par la parole, de la psychanalyse et maintenant de l’accompagnement RH… faut-il encore désirer le voir et l’entendre.

 

B1 - Démarche universitaire et scolastique

  • L’essentiel pour Maître Eckhart était que chaque novice interprète les écritures. Sa démarche était typique d’une dissertation ou de celle de l’université : pensée par vous-même mais référez-vous à des auteurs (scienta des écrits validés) et non à vous-mêmes (doxa des opinions). Thèse, antithèse SANS synthèse tel était son travail, provoquer chez l’autre l'auto-questionnement. La nuance était de taille, pour Maître Eckhart l’essence de la foi était dans le processus même qui permettait la connexion entre le sujet et ce qu’il étudiait : les textes. Point d’extase ou d’expérience d’illumination de la mystique chrétienne, mais le fait même de penser par soi-même était un éloge au vivant et ainsi à l’origine.


B2 - Maître Eckhart (1260-1328) grand inspirateur des suiveurs

Spinoza (1632-1677)

  • Le maître de l’éthique a vécu des similitudes avec le jugement d’hérésie de Maître Eckhart. Spinoza a été condamné par sa communauté juive. L’herem est la forme la plus sévère d’exclusion au même titre que l’excommunication et l'anathème pour les catholiques. Contrairement à Maître Eckhart qui lui ne remettait pas en question les écritures comme fondement dont il sollicitait l’interprétation (son jugement pour hérésie), deux siècles après lui, Spinoza a osé l’impensable, il a remis en question le dogme de la Thora et ses interprétations contenus dans le Talmud.
    • À chaque époque ses tribulations, de nos jours dans la laïcité nous constatons les mêmes phénomènes au sein du social, des sciences & universités. Pas de herem, ni d’excommunication ou d'anathème, mais cela s’exprime par l’exclusion, la mise en touche : "carton jaune…"

Hegel (1770-1831)

  • Le maître de la dialectique et de la méthodologie des dissertations hégélienne - thèse, antithèse et synthèse - c’est a priori inspiré de Maître Eckhart, sans comprendre réellement sa démarche puisque le propos est de se questionner (se sentir vivant), d’après la méthode dialectique, puis d’interpréter (herméneutique) et non de trouver une réponse du type synthèse qui clôt et ferme toutes formes de discours (les apories hégéliennes). Quand l’un, Maître Eckhart, valorise le processus ou le phénomène du mystère (Mythos), l’autre, Hegel résous le mystère par la raison logique (Logos).

    • “Au printemps de 1841, Baader (1765-1841) raconta à l’un de ses élèves que, pendant un séjour à Berlin, il avait lu quelques passages de Maître Eckhart à Hegel qui ne connaissait encore celui-ci que de nom. Hegel fut si enthousiaste que, le lendemain, il fit à Baader tout un exposé sur Eckhart et s’écria : “nous avons là ce que nous voulons !” L’interlocuteur de Baader répondit qu’à son sens et d’après ce qu’il avait lui-même lu d’Eckhart, Hegel lui avait presque tout emprunté, sans cependant l’avoir compris.” (Ancelet-Hustache, J. 1956. p.153)

Schopenhauer (1788-1860)

  • Le maître de la volonté princeps, c’est-à-dire de la volonté du vivant escamotant celle du sujet, insiste sur le fait de libérer la création :

    • “Dans sa troisième édition “du monde comme volonté et représentation” (1859), Schopenhauer loue l’édition de Pfeiffer (Sermons et traités d’Eckhart) qui rend enfin accessibles et merveilleux les écrits de Maître Eckhart. Selon Schopenhauer, Eckhart montre que la création pouvait et devait être libérée par l’homme. Ayant renoncé au vouloir–vivre, celui-ci permettra la création de retourner à Dieu, c’est-à-dire au néant : non plus au ‘néant divin’ de la pensée dionysienne et eckhartienne, mais au nirvana qui semble bien être le néant absolu, selon l’hypothèse de Schopenhauer.” (Ancelet-Hustache, J. 1956. p.154)

Nietzsche (1844-1900)

  • Concernant Nietzsche, sous une autre forme d'investigation, il fait une analyse de la tragédie antique grecque à l’aune de deux principes : "Dionysos" et "Apollon". Nous retrouvons la division de Schopenhauer entre "volonté" (origine du vivant) et "représentation" (bâtit par l'homme).
    • Dionysos est la pulsion vitale, une force incontrôlée qui exprime la vie, la puissance, qui ne se canalise pas ; Dionysos est ivresse, instinct primitif, etc. Apollon est une autre force, une capacité à représenter, à donner forme, à créer dans l’art, c’est la capacité de l’homme à maîtriser la nature pour lui donner représentation, c’est le Beau, la mesure, etc. (Tristan Velardo agrégé)
      • Il s’agit de deux forces qui s'opposent et nous retrouvons ici les deux composantes du vivant (se sentir être) et de l'homme (se savoir être). La réflexion de Nietzsche était de comprendre les entraves de l'humain et comment se reconnecter au premier le dionysiaque sans faire le déni du second l'apollinien.

Heidegger (1989-1976)

  • Le maître de l’herméneutique de “l’être et le temps”, n’a-t-il pas été lui aussi très inspiré par ses prédécesseurs. Maître Eckhart, prenant la dialectique et l’herméneutique comme processus ou phénomène témoin du vivant, n’a pas pu être ignoré, nous semble-t-il, par ce dernier qui prône l’expérience vécue d’une pré-compréhension non pas théorique mais intuitive (spinozisme) ainsi que la notion très proche de l’idée d’indistinction de Maître Eckhart de l'indéterminable séparant l’observateur (novice) de la chose observée (texte). La mystique de mystère est à son apogée :
    • “Maître Eckhart était convaincu que la conscience mystique est fondamentalement herméneutique : on ne l’atteint que dans un acte d’écoute, d’interprétation […] — Maître Eckhart écrit : “J’ai déjà dit souvent : il faut que soit brisée la coque, et que ce qui est dedans vienne au-dehors ; car si tu veux arriver au noyau il te faut briser la coque. Et de même, si tu veux trouver la nature sans voile, il te faut l’une après l’autre percer à travers toutes les ressemblances, et plus avant tu pénétreras, plus proche tu te trouveras de l’essence. Quand l’âme trouvera l’Un, là où tout est un, c’est là qu’elle demeurera, dans l’Unique Un.” — Comme le dit Donald Duclow, ‘lorsque la lettre fusionne ainsi avec ses multiples sens, la frontière même entre texte et interprétation devient indistincte’ […] Favoriser ce genre de percée, qui, faisant imploser et le texte et le moi, débouche dans l’indistinction. […] Percer et pénétrer au sein de l’indistinction dans l’Unique Un : deux motifs fondamentaux de son enseignement mystique sont aussi l’essence de son herméneutique.” (McGinn, B. 2001 pp. 71-73)