• BONHEUR n°1 • HAPPYCRATIE : Sois heureux et travaille

Happycratie
Article de Juliette dans Télérama n°3583 pp. 51-53 - 15-21 septembre 2018

La psychologie positive a transformé la quête du bonheur en tyrannie. Et les individus en bons petits soldats de la société néolibérale, explique la sociologue Eva Illouz. Happy, «heureux» en anglais, répété cinquante-six fois au cours d'une même chanson; des gens, toutes couleurs et générations confondues, manifestant leur bonheur en dansant dans les rues du monde entier, dans un clip viral... En 2013, Happy, le tube de Pharrell Williams, avait porté tout en haut des ventes la vague de félicité qui emporte notre planète. Au point de la tyranniser ?

  • Selon la sociologue israélienne Eva Illouz, professeure à l'Université hébraïque de jérusalem et directrice d'études à l'EHESS, auteure avec Edgar Cabanas d'Happycratie. Comment l'industrie du bonheur a pris . le contrôle de nos vies, la psychologie positive, née aux Etats-Unis à la fin des années 1990, qui promeut à tout-va l'épanouissement personnel et le bien-être, a fait des ravages. Le bonheur n'est plus une émotion, idéale source de vertu durant des siècles de philosophie, il est devenu une injonction de tous les instants, une norme sociale qui dicte sa loi et enferme l'individu dans un moule. «Leportrait-robot de la personne heureuse correspond point par point au portrait idéal du citoyen néolibéral»...

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  • Comment votre collaboration avec Edgar Cabanas s'est-elle nouée ?
    • Il y a environ six ans, Edgar Cabanas, jeune étudiant espagnol en psychologie, a demandé à faire un séjour à l'Université de jérusalem, sous ma supervision. Edgar est très talentueux et nous avons écrit deux articles ensemble avant ce livre. je crois que les deux disciplines doivent travailler main dans la main. Si la sociologie s'intéresse traditionnellement à la société et aux inégalités, et la psychologie à la vie intérieure et aux émotions, cette séparation n'a plus lieu d'être. La sociologie doit s'approprier les thèmes de la psychologie, puisque c'est à travers la vie intérieure que le pouvoir s'exerce aujourd'hui, ainsi que nous le montrons dans Happycratie. Comment l'industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies.
       
  • L'une des caractéristiques de cette «happycratie», c'est d'étouffer toute revendication sociale ou politique…
    • L'happycratie est cette injonction permanente au bonheur, considéré comme l'horizon suprême du moi, l'expression la plus haute de l'accomplissement personnel. Qu'elle soit portée par des psys, des coachs, des conférenciers, des manuels, des blogs, des applications pour téléphone ou des émissions télévisuelles, la pseudoscience du bonheur promet d'enseigner à tous l'art d'être heureux, l'art de voir les choses de façon positive. Cette Î idéologie, centrée sur l'individu, le considère logiquement comme responsable de ses succès et de ses échecs, source de ses biens et de ses maux: il n'y aurait donc jamais de problème structurel, politique ou social, mais seulement des déficiences psychologiques individuelles, pouvant être traitées et améliorées. Nous ne sommes pas loin de la vision néolibérale d'une Margaret Thatcher qui disait que la société n'existait pas, et qu'il n'y avait que des individus... La tyrannie du bonheur fait en effet peser sur le seul individu tout le poids de son destin social.
       
  • Qui est ce nouveau« psytoyen »?
    • Le psytoyen, c'est l'individu tel qu'il est fabriqué par la psychologie positive, la grande idéologie du XXe siècle. C'est quelqu'un qui ne vit plus sa relation à la société à travers un grand récit collectif politique mais en tant que sujet isolé ayant un projet personnel et psychique à réaliser: la quête de son moi authentique, la recherche de son best possible self (BPS, «meilleur moi possible»), son épanouissement personnel maximal. Cette quête s'avère une gigantesque entreprise de recyclage du négatif en ressource positive, illustrant l'adage «Tout ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort». Soit le principe même de la résilience, aptitude à «rebondir» sur nos malheurs et nos traumatismes, popularisée en France par Boris Cyrulnik. La résilience est en fait une notion très normative qui, en recyclant des récits de souffrance en récits de développement personnel, neutralise toute plainte ou contestation.
       
  • De quelle façon ?
    • Pour cette idéologie qui cherche à tout positiver, le bonheur est un objectif atteignable, à condition qu'on se prenne en main et qu'on sache adopter une bonne attitude face à l'adversité. Ceux qui continuent, malgré tout, à souffrir sont donc culpabilisés, accusés d'être responsables de leur souffrance. C'est une logique extrêmement pernicieuse. Car stigmatiser, mépriser la souffrance, c'est en effacer le scandale, c'est minimiser le caractère inacceptable de l'injustice sociale ou même du hasard tragique. C'est une façon d'exercer un contrôle sur les individus et d'annihiler leur malaise ou leurs revendications. En fustigeant les émotions négatives, la psychologie positive définit comme sain d'esprit seulement celui qui est réconcilié avec le monde. Or, la colère, la frustration, la peur, l'envie, sont toujours riches et dignes d'intérêt car elles dénotent quelque chose qui doit attirer mon attention, être réparé, retravaillé, pensé. Et les mouvements politiques naissent justement quand à travers ce type d'émotions se font sentir des malaises collectifs, des anxiétés communes.
       
  • Les personnes les plus heureuses feraient non seulement les «meilleurs» citoyens, mis au pas, obéissants et conformistes, mais aussi les meilleurs salariés…
    • Oui, nous écrivons même que si la psychologie positive n'avait pas existé, les entreprises, qui offrent aujourd'hui à leurs salariés des bonbons, des cours de sport ou des massages, l'auraient inventée! On a longtemps associé réussite professionnelle et satisfaction personnelle : le travailleur était heureux parce que sa vie professionnelle était réussie. Au tournant des années 2000, la logique s'est inversée: ce n'est plus le succès professionnel qui explique le bonheur mais le contraire, le bonheur devenant une condition essentielle à la réussite professionnelle. L'attitude positive, l'aptitude à la félicité s'est transformée en qualité professionnelle à part entière, jugée souvent plus désirable par l'employeur que la compétence ou la qualification réelle. Etre heureux, gage de productivité et de flexibilité…
       
  • Que voulez-vous dire ?
    • A partir du moment où Martin Seligman, l'inventeur de la psychologie positive, professeur à l'Université de Pennsylvanie, a été élu en 1998 à la tête de l'APA (American Psychological Association), des multinationales comme Coca-Cola et des institutions comme l'armée ont commencé à financer ce nouveau champ de recherche, qui optimisait à leurs yeux les chances d'avoir des salariés ou des soldats performants et obéissants. Car ce qu'exalte Martin Seligman, ce sont très étrangement les qualités psychiques nécessaires à l'organisation économique et au mode de travail des grandes entreprises; la capacité à être flexible, à passer d'un emploi à un autre; l'aptitude à gérer cette incertitude sans anxiété et à voir toujours le bon côté des choses; le fait de pouvoir non seulement accepter un probable licenciement mais de s'en réjouir. Dans le film In the air (2009), de jason Reitman, qui se déroule après la crise de 2008, Ryan, le spécialiste de la réduction d'effectifs joué par George Clooney, annonce aux salariés qu'ils vont être licenciés, mais en leur assurant que c'est une immense opportunité pour eux, qu'ils vont enfin pouvoir croire en l'avenir et réaliser leur rêve. «Les gens qui ont édifié des empires ou changé le monde ont occupé le siège que vous occupez. Et c'est--précisément parce qu'ils ont été à cette place qu'ils ont pu réaliser de telles choses», aime-t-il à leur répéter. C'est cela la science du bonheur: traduire toutes les difficultés qu'on endure en opportunité psychique pour s'épanouir, se réinventer. Au sein des prisons Françaises, une notion est en vogue: celle d'épanouissement carcéral...
       
  • Comment cette science du bonheur est-elle devenue une industrie ?
    • Appliquée à tous les domaines de la vie quotidienne, le travail, la sexualité, le couple, l'alimentation, le sommeil, etc., elle est gouvernée par une pure logique de marché. Avec elle, le marché des consommateurs potentiels de la psychologie n'a cessé de s'élargir. Au départ, la psychologie s'occupait des fous et des névrosés; elle s'intéresse aujourd'hui à tous ceux qui se sentent bien, ou pas trop mal, et leur vend l'idée qu'ils pourraient maximiser leur bien-être, dans la lignée de la pensée libérale et utilitariste du philosophe anglais jeremy Bentham (17481832). C'est le grand tournant opéré par Martin Seligman : changer le paradigme d'une psychologie centrée sur la pathologie par une psychologie centrée sur le bonheur. C'est comme si on allait chez le médecin pour qu'il nous parle exclusivement des organes qui fonctionnent bien dans notre corps... La psychologie ne cherche plus à remédier à la souffrance -elle la nie au contraire, comme on l'a vu. Elle cherche à maximiser les potentialités de l'individu.
       
  • Alors que le sujet heureux et en bonne santé mentale est exalté, vous parlez d'«happycondrie». Pourquoi ?
    • C'est tout le paradoxe, un peu comme la flèche de Zénon qui n'atteint jamais sa cible. Cette quête du bonheur est insatiable, obsessionnelle tant elle présuppose que le moi peut toujours être transformé et amélioré. C'est un projet qui n'est jamais achevé. L'happycondrie, c'est cette nouvelle angoisse de n'être jamais assez heureux. Alors que la recherche du bien-être est censée nous épanouir, elle nous met en fait face à une incomplétude fondamentale: il y a toujours en nous un défaut qui pourrait être corrigé, ou une qualité qui pourrait être améliorée par un nouveau produit ou service thérapeutique. Le bonheur est en ce sens une marchandise idéale qui invite à une consommation perpétuelle, un peu comme s'il fallait changer son réfrigérateur tous les ans. C'est une émotion devenue marchandise, une marchandise émotionnelle — «emodity», contraction d'emotion et de commodity, «marchandise» — qui génère des milliards de dollars dans le monde. Cette emodity a pour particularité d'être à la fois produite et consommée par le sujet, et renouvelable tout au long de la vie. Intangible, cette marchandise thérapeutique d'un nouveau genre est une des plus · lucratives du XXe siècle…

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Penser autrement : Sois heureux et travaille… nous rappelle cette citation  “un esclave content est un esclave productif”. (Sciences Humaines N° 271 juin 2015 p. 61 présentant le livre de Marcus Sidonius Falx par Jerry Tonet (2015) L’art de gouverner ses esclaves. PUF)