D - intersubjectivité

 

Concepts clés de l'intersubjectivité


Ce chapitre sur les principales théories du développement de l’enfant ne peut se terminer sans évoquer la place centrale occupée ces dernières années par le débat sur la notion d’intersubjectivité et par les théorisations sur le développement précoce des capacités sociocognitives de l’enfant, en particulier la théorie de l’esprit et l’empathie. Ce débat, c’est surtout centré sur la question de la période d’apparition de l’intersubjectivité, capacité présente dès la naissance chez le bébé, pour certains, ou résultat secondaire d’un complexe travail d’apprentissage, pour d’autres. Par intersubjectivité, on fait référence ici à la capacité de deux individus à partager des états mentaux subjectifs mais aussi, de manière plus générale, à la construction d’un espace psychique partagé qui résulterait de l’interaction entre deux univers expérientiels différents et séparés. L’expérience émotionnelle, en particulier, serait le paradigme de cet espace psychique partagé qui ne pourrait se former qu’à l’interface des univers subjectifs.
 
Ce débat sur la nature primaire ou secondaire de l’intersubjectivité peut être également lu du point de vue de la primauté qui existerait entre le développement de l’intersubjectivité, d’un côté, et le développement d’un sens de soi, de l’autre : le bébé doit-il posséder un sens de soi suffisamment différencié et constitué pour pouvoir faire l’expérience du contact mental avec l’autre ou, au contraire, est-ce justement l’expérience du rapport à l’autre qui serait à l’origine du sentiment de soi ? Le concept du soi apparaît être le point de contact autour duquel s’unifieraient les expériences sociales et subjectives de l’enfant.

 

D. Stern

  • L’existence d’un sentiment précoce de soi serait un élément central dans le développement psychique et social du bébé dans la mesure où la manière avec laquelle le bébé fait l’expérience de soi en rapport aux autres lui offre une perspective essentielle à travers laquelle organiser son expérience sociale. Mais ce sentiment précoce de soi, cette conscience élémentaire, ne se situerait pas au niveau de la conscience mais au niveau de l’expérience directe. Il s’agirait d’un modèle invariant de conscience qui ne surgirait qu’à l’occasion des actions ou des processus mentaux du nourrisson, une expérience subjective et organisatrice qui sera seulement ultérieurement nommé le soi. La pleine intersubjectivité ne se développerait que plus tard avec le développement d’un sentiment élaboré de soi avec une conscience des ses propres états mentaux et de la possibilité de les partager avec les autres.

 

A. Fogel

  • C’est grâce à l’expérience de l’intersubjectivité qu’un sentiment de soi primaire peut se développer de manière plus élaborée, car l’expérience de communication co-régulée avec l’adulte, même dans ses formes les plus précoces, constituerait une source particulièrement riche d’informations sur le soi en relation aux autres. Il s’agirait du développement d’un sens de soi en tant que co-agent, mais aussi du repérage d’informations sur l’état de son propre corps et des sensations expérimentées dans la relation à l’autre. C’est dans le développement de ce sens de soi relationnel que la capacité maternelle à réfléchir les émotions du bébé jouerait un rôle fondamental.

 

C. Trevarthen

  • Il radicalise cette position en affirmant que le soi est généré dans l’intersubjectivité. Il existerait une conscience immédiate d’être avec l’autre qui serait présente dès la période néonatale, conscience reliée à la motivation innée de l’être humain à entrer en contact avec les intentions et les émotions des autres. Ce soi interpersonnel qui se développe dans l’expérience de l’intersubjectivité organiserait le développement cognitif du bébé avant même que celui-ci n’ait acquis le contrôle sur les objets par l’action ou la motricité et constituerait les fondements du développement mental de l’enfant et de sa prédisposition plus générale à l’apprentissage culturel. C. Trevarthen conçoit donc l’intersubjectivité comme un système de régulation global, comme une structure organisatrice des acquisitions cognitives ultérieures, dont la théorie de l’esprit.

 

Conclusion

  • Si l’ensemble de ces auteurs reconnaissent au nourrisson des capacités cognitives remarquables, l’analyse de ces différentes positions théoriques révèle des différences essentielles dans la définition du concept de soi : organisation de représentations conscientes de soi ou simple conscience expérientielle ? L’intersubjectivité existerait donc à la naissance en fonction du niveau de conscience et/ou de symbolisation que l’on pose comme nécessaire à son expression. Mais, indépendamment de ces conditions d’émergence, l’intersubjectivité apparaît difficilement dissociable de la construction des systèmes de développement précoce. Il est en effet impossible de penser la question du bébé, sans penser simultanément celle de sa capacité intersubjective. Le bébé ne transforme ses compétences potentielles, ne se construit que dans la rencontre avec l’autre. L’environnement permet, ou non, l’actualisation des potentialités du bébé et leurs transformations.
     
  • Ces hypothèses s’inscrivent dans l’évolution épistémologique des neurosciences cognitives qui conceptualisent désormais le cerveau à partir de sa dimension sociale. Ces dernières années, des avancés remarquables ont été réalisées dans l’identification des systèmes neurobiologiques sous-jacents à l’intersubjectivité, parmi lesquels le système des neurones miroirs. Les neurones miroirs désignent une catégorie de neurones du cerveau qui présentent une activité aussi bien lorsqu’un individu (humain ou animal) exécute une action que lorsqu’il observe un autre individu (en particulier de son espèce) exécuter la même action. Ce système, qui correspond au mécanisme physiologique de l’intégration de la perception et de l’action, jouerait un rôle essentiel dans la compréhension des actions des autres et dans l’apprentissage de nouvelles compétences par l’imitation. Grâce à la possibilité de simuler l’état d’autrui dans notre cerveau, ce système jouerait également un rôle essentiel dans le développement de la théorie de l’esprit (la capacité à comprendre ses propres états mentaux et ceux des autres), en particulier dans le domaine des émotions, ce qu’on définit avec le terme d’empathie, c’est-à-dire la capacité à percevoir et à reconnaître les émotions d’autrui. Une large littérature s’est développée ces dernières années sur l’implication de ces systèmes dans la genèse de certains troubles du développement cognitif, en particulier dans l’autisme.

 

Citation : Philippe Jeammet

Accepter que la psychanalyse clinique est intersubjective signifie reconnaître que la rencontre analytique consiste en une interaction entre deux subjectivités, celle du patient et celle de son analyste, et que la compréhension obtenue par le biais de la recherche analytique est le produit de cette interaction.

Propos du professeur Philippe Jeammet dans : Georgieff N. et Sperenza M. (2013) Psychopathologie de l’intersubjectivité. Elsevier Masson